jeudi 28 janvier 2010

Trois Moines Ramia au Village de la Joie (4ème partie)

(Texte tiré de notre livre "Le Village de la Joie, notes de vie de Baba Fulgenzio")

Arrivée à Veyula, la Maison Mère de l'Ordre passioniste en Afrique.
Après un en-cas pour se restaurer, consommé au centre du haut plateau qui semble s'étendre à l'infini, nous nous approchons finalement du but tant attendu.
Quelle merveille! La route longe doucement, à une hauteur très élevée, la plaine environnante. Nous nous haussons pour pouvoir apercevoir une inimaginable étendue de baobabs qui s'étend à perte de vue : arbres gigantesques qui nous apparaissent comme de minuscules champignons plantés avec une symétrie harmonieuse.

L'air est si pur que nous voyons avec netteté, même ceux qui sont très éloignés de nous, jusqu'à ce qu’ils se confondent avec la ligne d'horizon, ils semblent être le duvet bien lissé d'un grand et énorme visage : c'est le visage surprenant de l'Afrique qui continue de nous surprendre avec ses beautés ravissantes.
La mission de Veyula est vraiment un joyau; l'altitude par rapport au niveau de la mer en apaise le climat en donnant au lieu un réconfort souhaité par notre groupe de voyageurs enchantés mais fatigués par le voyage, après un parcours de quasiment une journée entière.
Les missionnaires résidant dans la Maison Mère viennent à notre rencontre, pour nous offrir une bienvenue particulière : ils nous offrent en effet, l'eau fraîche de la mission, et son goût est simplement fantastique!

Nous avons la joie de séjourner dans le centre missionnaire de Veyula durant deux jours très intenses, pendant lesquels padre Fulgenzio nous emmène visiter la St Gabriel Technical School, et les autres édifices de la mission qui, avec leurs services sociaux servent de point de repère pour la population de toute la zone environnante.
En marchant à ses côtés, nous sommes envahis par la vague d'enthousiasme qui, comme une " ola!" spontanée, se déclenche à la vue de la barbe blanche de Baba.
Il parcourt d'un pas rapide les allées ordonnées de la grande structure, en nous faisant visiter les différents lieux d'étude et de travail.
Nous sommes à Veyula, seulement depuis quelques heures, et pourtant dans chaque rencontre nous respirons un climat de familiarité qui nous conquiert : de tous, nous recevons de larges sourires qui nous remplissent le cœur.

A plusieurs reprises, padre Fulgenzio rencontre des groupes de jeunes qui courent l'embrasser, et lui, immergé de manière extatique, dans cette dimension d'amour, a une parole et une attention pour tous ; il connait en détail la vie, les problèmes, les aspirations de chacun.
Comment la paternité pourrait-elle être vécue de manière plus intense que celle avec laquelle padre Fulgenzio la savoure?
Comme si cela ne suffisait pas, il y a d'autres douzaines d'enfants de l'amour qui se préparent à le rencontrer : en effet, au même moment, à Arusha, au pied du Kilimandjaro, des enfants sont sur le point de s'endormir, avant de se mettre en route, le lendemain, pour rejoindre le Village de la Joie.

Vient le 7 Janvier, jour tant attendu qui verra le Village de la Joie accueillir ses premiers enfants.
Nous partons, en pleine nuit de Veyula, pour un voyage de retour vers la côte, voyage qui se déroule de façon complètement différente de celui de l'aller.
Les premières lueurs de l'aube nous accueillent alors que déjà, une grande partie du trajet est derrière nous.
Nous parcourons la route qui, de l'arrière-pays descend lentement vers la côte. Inévitablement, notre esprit opère un retour dans le temps, jusqu'aux angoissantes journées durant lesquelles les esclaves étaient contraints de faire le même trajet, en direction de Bagamoyo, lieu maudit qui déterminait leur dramatique futur.

Le visage de padre Fulgenzio s'attriste quand il commence à nous parler de l'horreur de l'esclavage qui, dans cette région, a détruit la vie de millions d'africains. Tout a commencé au VIII ème siècle après J.C., avec une migration de marchands et d'artisans arabes vers les côtes du Tanganyika et de Zanzibar. Commença, alors, l'époque de la traite des esclaves; un commerce qui permettait d'importants profits et pour lequel l'arrière-pays africain fournissait « le matériel humain » en abondance. Dar es Salaam devint la place forte où les arabes s'installèrent sur le bord du Tanganyika, point de départ des trafics de marchandises humaines vers l'Arabie et le Moyen Orient.
Après quelques siècles de ce sordide commerce établi entre l'Afrique et le monde arabe, les européens firent irruption sur la scène: l'impact fut terrible.
Au XVI ème siècle, le Continent américain, découvert depuis peu, réclamait de la main d'œuvre pour les grandes plantations et les navigateurs portugais qui faisaient le tour de l'Afrique pour aller en Inde à des fins commerciales, sentirent tout de suite la possibilité de faire d'abondants profits : les peuples noirs constituaient un immense «réservoir» de bras robustes à bon marché, et ce florissant trafic d'esclaves exploité par les arabes, était la preuve évidente que la"marchandise humaine"pouvait être beaucoup plus rentable que les autres marchandises.

A l'exemple des portugais, les autres pays européens flairèrent rapidement la macabre affaire, et installèrent dans toute l'Afrique occidentale des points d'embarquement battant pavillon anglais, danois, hollandais, espagnol et français, dans une spirale perverse qui, tout de suite, grandit démesurément, en établissant une infâme déportation de masse vers le Nouveau Monde.
Les files d'africains enchaînés étaient interminables, convoyés en de véritables et authentiques processions de douleur qui allaient du lac Tanganyika jusqu'à la côte: des centaines de kilomètres de sol africain sur lequel s'organisait un crime horrible, abolissant toute dignité humaine.
Les esclavagistes passaient, environ deux mois et demi à accomplir ce sacrilège méfait pendant lequel ils soumettaient leur convoi humain à toutes sortes de vexations.
Comme sinistre souvenir, encore aujourd'hui sur le bord de la route, on voit quelquefois, des petits bois de manguiers, spécialement plantés par les trafiquants négriers; c'étaient des réserves naturelles qui servaient à nourrir les esclaves. Elles étaient placées tous les douze milles, distance normalement couverte en une journée de marche.
Nous écoutons, stupéfaits, padre Fulgenzio qui nous retransmet une souffrance profonde, à la pensée de ces innombrables histoires d'hommes et de femmes, arrachés à leur famille, contraints d'abandonner leur propre terre pour être envoyés vers le Nouveau Monde et obligés d'affronter un très long voyage, souvent fatal pour beaucoup d'entre eux;à cause des difficultés, des maladies et des tortures.

Pendant longtemps, nous restons plongés dans d’amères réflexions jusqu’à ce que la voix d’Andrea brise le silence en nous faisant remarquer les champs ensoleillés où des étendues d’agaves se perdent à l’horizon.
Il nous explique qu’on tire de cette plante une fibre naturelle très résistante, dont la production a un poids consistant sur la fragile économie de Tanzanie. Nous regardons les cultures qui s’étendent à perte de vue, et nous nous prenons à espérer que cette ressource locale continue à soutenir la concurrence des fibres synthétiques, même si en toute sincérité, nous ne savons pas jusqu’à quelle date les politiques intéressées du « Premier Monde » le permettront.


Le temps s’écoule vite et les kilomètres suivants, jusqu’à la maison passioniste de Dar, passent en un clin d’œil. L’attente de l’arrivée des enfants est si importante que nous sommes déjà tous projetés vers cet événement historique, prévu pour les premières heures de l’après-midi.